Se constituer un patrimoine immobilier par emprunt sur des actifs loués est devenu aujourd’hui un véritable casse tête pour les particuliers. Avec des revenus fonciers qui ne bénéficient d’aucun abattement, des contributions sociales qui atteignent désormais 15,5 %, le particulier emprunteur peut se trouver taxé à 60,5 % sur des loyers dont il n’a pas la disposition.
Si l’acquisition est réalisée par l’intermédiaire d’une SCI, il est toujours possible d’opter pour le régime de l’impôt sur les sociétés, afin de pratiquer un amortissement fiscalement déductible sur les biens, d’éluder les prélèvements sociaux et de contenir l’imposition à 15 % jusqu’à 38 120 euros de bénéfice et 33,33 % au-delà.
Mais l’option pour le régime de l’IS comporte un inconvénient de taille : l’amortissement du bien réduit d’autant son prix de revient au moment de la revente, ce qui accroît la plus-value imposable. Par ailleurs, l’appréhension des fonds par les associés rend exigible l’impôt de distribution, et même si celui-ci est calculé après un abattement d’assiette de 40 %, un taux marginal d’impôt sur le revenu aboutit à une taxation effective de 27 % (100 x 60 % x 45 %). A ce régime, le risque est de connaître des affres biens pires que ceux des revenus fonciers et de partir dans des tranches délirantes d’impositions successives aboutissant à un taux spoliateur de 75,83 % (33,33 % d’IS + 27 % d’IR + 15,5 % de prélèvements sociaux).
Si le locataire est un particulier, l’alternative est d’opter pour le régime de la location meublée et de pouvoir amortir le bien, étant précisé que les déficits provenant d’amortissements ne sont pas déductibles du revenu global. Si le locataire occupe déjà le bien, encore faut-il qu’il accepte de basculer dans un régime locatif moins protecteur.
Si le locataire est une entreprise, il est possible d’indexer le loyer sur son chiffre d’affaires ou son résultat d’exploitation (avec un loyer minimum garanti) ou encore de lui louer les locaux munis du matériel nécessaire à son exploitation (régime de la location équipée). Le loyer quitte alors le champ des revenus fonciers pour entrer dans celui des bénéfices industriels et commerciaux ouvrant la voie à l’amortissement du bien et à la déduction des frais d’acquisition, mais ici encore, l’adhésion du locataire est requise.
Comment faire dès lors pour bénéficier de la fiscalité de l’IS sans en subir les contraintes à la revente ?
La société de fait pourrait bien s’avérer être une solution judicieuse.
La société créée de fait est visée par l’article 1873 du Code civil. Elle résulte du comportement de personnes qui sans avoir pleinement conscience se traitent entre elles et agissent à l’égard des tiers comme de véritables associés.
La société de fait, dont le régime est plus généralement aligné sur celui des sociétés en participation par l’article 1873 du Code civil, suppose que soit établies trois caractéristiques du contrat de société : apport, partage des bénéfices et des pertes, volonté de s’associer (ce que l’on appelle l’affectio societatis). Pour que la société de fait se distingue de la simple indivision, il ne faut pas qu’elle se contente de gérer un patrimoine, mais bien d’exploiter une entreprise, d’où l’intérêt ici encore de basculer du régime de la location nue vers celui de la location meublée, la location équipée ou la location indexée.
Bien que la société de fait n’ait pas la personnalité juridique et ne soit pas immatriculée au registre du commerce, elle peut avoir la personnalité fiscale, en optant notamment pour l’impôt sur les sociétés, par application combinée des articles 206-3 et 239 du Code général des impôts.
La difficulté vient de ce que si les biens immobiliers sont inscrits à l’actif du bilan d’une société assujettie à l’impôt sur les sociétés (qu’elle ait ou non la personnalité morale), cette décision de gestion déclenche une plus-value imposable au titre des plus-values immobilières, correspondant à la différence entre la valeur actuelle des biens et leur valeur d’acquisition. Par ailleurs, des droits d’enregistrement sont exigibles sur les apports immobiliers, au taux de 5 %.
Il demeure toutefois possible de réaliser ces apports immobiliers à la société de fait, non en pleine propriété, mais en jouissance. L’apport en jouissance se définit comme la mise à disposition d’un bien à la disposition d’une société pour un temps déterminé sans transfert au profit de celle-ci du droit de propriété ; la société peut user librement de ce bien mais l’apporteur en reste propriétaire.
Sur le plan fiscal, l’administration et le Conseil d’Etat s’accordent à considérer que l’apport en jouissance d’un bien à une société n’emporte pas transfert de propriété et n’entraîne donc pas cessation d’activité (Rép. Dupont-Aignan – 8 novembre 1999).
Reste la question du passif, c’est à dire du capital restant dû sur les éventuels prêts en cours. Pour que le montage soit efficient, il faut que ce passif soit pris en charge par la société de fait et non par l’associé. Or, la prise en charge d’un passif à l’occasion d’un apport est fiscalement assimilée à une vente.
Toutefois, dans un apport en jouissance, la doctrine et la jurisprudence ne font aucune différence suivant que l’apport en jouissance est réalisé avec ou sans prise en charge d’un passif. En outre, sur le plan des droits d’enregistrement, il peut être fait application de la règle concernant l’apport de biens indivis à une société de fait. L’administration indique ainsi que l’apport par les propriétaires indivis de biens meubles à une société de fait formée exclusivement entre eux, moyennant l’obligation de payer les charges dont ils sont grevés, est exempt du droit de mutation dès lors qu’il ne change pas, en fait, les droits respectifs des associés et sous réserve que les trois conditions suivantes soient réunies (BOI-ENR-AVS-10-20-20120912) :
- la société ne doit pas comprendre d’autres membres que les propriétaires indivis ;
- l’apport de biens indivis ne doit pas être accompagné de l’apport d’autres biens réalisé dans les proportions inégales par les associés ;
- il ne peut être stipulé d’avantages particuliers au profit de l’un ou de quelques-uns seulement des associés.
Et l’administration précise même que l’inscription d’immeubles à l’actif d’une société de fait n’est soumise à aucun droit d’enregistrement.
Mais, nous l’avons vu, l’objectif n’est pas d’inscrire les immeubles à l’actif de la société de fait. Tout au plus le droit de jouissance doit être valorisé et, à l’instar des usufruits à durée déterminé, ce droit de jouissance va nécessairement correspondre au passif restant dû sur les emprunts, afin d’assurer l’équilibre du bilan, la durée du droit de jouissance coïncidant quant à elle avec la date d’expiration de l’emprunt.
Exemple : soit un couple qui a investi dans un bien à usage commercial, d’une valeur de 1,2 M€, qui est loué 80 000 euros par an. Pour financer cet investissement, le couple a emprunté l’intégralité du prix sur 20 ans.
Le capital emprunté n’étant pas fiscalement déductible, l’imposition globale sur 20 ans est schématiquement la suivante :
- impôt sur le revenu : 1,2 M€ x 45 % (taux marginal) : 540 000 €
- prélèvements sociaux : 1,2 M€ x 15,5 % : 186 000 €.
L’imposition globale supplémentaire estimée chaque année, pendant 20 ans, ressort donc à 36 300 euros.
En apportant la jouissance du bien immobilier et du passif correspondant à une société de fait soumise à l’IS, notre couple va pouvoir amortir le bien. Mais sur quelle base ? Quelle est la valeur comptable d’un droit de jouissance temporaire.
A la différence d’un usufruit temporaire, qui est translatif de droit, le droit de jouissance n’est pas translatif de la propriété du bien. Et pourtant, le Conseil d’Etat admet que l’apport soit valorisé au bilan fiscal de la société de fait, de même qu’il admet que cette valeur coïncide avec la valeur vénale du bien (CE – 18 novembre 1991 – n° 92600-92712 – SA Herriau – RJF 1992 – n° 9). Quant à la possibilité de faire prendre en charge par la société de fait le passif incombant à l’apporteur, le Conseil d’Etat l’admet également. Voici ce qui a été jugé sur ces deux points (CE – 28 mars 2014 – n° 339119 – SEP BCM Holdings France – Droit fiscal 2014 – n° 22 – comm. 360) :
« Si une société en participation ne jouit pas de la personnalité morale et ne dispose pas de patrimoine propre et ne peut devenir propriétaire des biens que les associés mettent à sa disposition, elle peut cependant déduire de son résultat les charges qui ont été engagées pour l’acquisition des biens que les associés ont décidé de mettre en commun et qui doivent figurer à l’actif de son bilan, soit conformément aux dispositions de l’article 238 bis M du Code général des impôts, si cette société n’a pas opté pour le régime fiscal des sociétés de capitaux, soit, conformément au droit commun des sociétés de capitaux, si elle a opté pour son assujettissement à l’impôt sur les sociétés ; qu’il suit de là, d’une part, que la cour n’a commis ni erreur de droit ni erreur de qualification juridique des faits en jugeant que la SEP BCM Holdings France pouvait déduire de son résultat, sans que cela constitue, en soi, un acte anormal de gestion, les intérêts du prêt ayant financé l’acquisition des actions dont ses associés étaient convenus de mettre la propriété en commun, d’autre part, que la SEP ne pouvant, par nature, être propriétaire de ces actions, le ministre ne saurait utilement soutenir que la cour aurait entaché son arrêt de dénaturation, d’erreur de droit et d’erreur de qualification juridique des faits en jugeant que le totalité des intérêts de l’emprunt souscrit pour l’acquisition des actions était déductible alors que celles-ci n’avaient pas été données en pleine propriété à la société requérante ».
Par conséquent, l’emprunt des associés peut être pris en charge par la société de fait, de même que l’amortissement de l’immeuble (CE – 13 juillet 1979 – n° 5763 – Droit fiscal 1979 – n° 42 – comm. 2007 ; CE – 27 janvier 1986 – n° 48420 – SA Les Porcelaines Limoges Castel – Droit fiscal 1986 – n° 29 – comm. 1373 ; CE – 18 novembre 1991 précité).
Reprenons notre exemple, mais en supposant cette fois-ci que le couple apporte la jouissance de l’immeuble à une société de fait constituée pour 20 ans et assujettie à l’IS. A l’instar de l’usufruit temporaire, le droit de jouissance doit s’amortir sur sa durée puisque ses effets bénéfiques sur l’exploitation prendront fin à une date déterminée (pour un usufruit de valeurs mobilières : TA Poitiers – 21 novembre 1996 – n° 95-1701 – RJF 1/97 – n° 7 ; ou un usufruit temporaire sur un bien immobilier : TA Paris – 6 juillet 2009 – n° 04-19716 – RJF 1/10 – n° 5).
En définitive, par le jeu des amortissements, notre couple n’aura payé aucun impôt :
(80 000 € x 20 ans) – 1 200 000 € (amortissements) – 400 000 € (intérêts d’emprunt sur 20 ans à 2,76 %) = 0 €.
Est-ce un abus de droit ?
Incontestablement, si l’on part du postulat qu’un montage qui présente un intérêt économique ou patrimonial n’est pas constitutif d’un abus de droit, même s’il procure une économie fiscale (CAA Lyon – 10 février 2005 – n° 99-1416 – Droit fiscal 2005 – n° 26 – comm. 510), force est de reconnaître à l’inverse que l’intervention d’une société de fait à l’IS n’a ici qu’un objectif fiscal, celui de neutraliser l’imposition des loyers pendant la phase de remboursement du prêt et de pouvoir à terme revendre le bien sous le régime des plus-values immobilières avec les abattements correspondants. Et malheureusement, l’article L 64 du Livre des procédures fiscales qui vise les cas d’abus de droit n’avalise pas des montages qui permettent de ne pas s’appauvrir fiscalement, ce qui convenons-en, est aussi un objectif patrimonial.
Cela étant, trois observations peuvent être faites
- A l’instar des sociétés civiles de droit commun, dont les sociétés civiles immobilières, les sociétés de fait, forme sociale visée par l’article 8 du CGI, ont la possibilité d’être assujetties à l’IS sur le fondement de l’article 206-3 du CGI. Il y aurait quelque illogisme à permettre à une SCI d’opter pour l’IS et de ne pas l’autoriser pour une société de fait. Certes, dans les SCI à l’IS, les amortissements ne neutralisent pas complètement l’imposition puisqu’ils suivent un plan dont la durée est fonction de l’obsolescence de l’immeuble car dans la plupart des hypothèses, la SCI est pleinement propriétaire de l’immeuble. Nous voyons bien que ce n’est pas tant l’option IS qui est critiquable que l’apport en jouissance, mais l’administration va alors quitter son terrain de prédilection fiscale pour remettre en cause tout un pan du droit des sociétés, de sorte que l’on peut se demander si la qualification d’abus de droit dans une telle hypothèse n’est pas contraire au droit interne et au droit communautaire.
- L’abus de droit est une notion très factuelle et peut conduire les contribuables à élaborer de véritables scénarios pour démontrer que leur montage avait une finalité économique ou patrimoniale. Supposons en effet que notre couple décide de réaliser son investissement avec un tiers qui ne veut être ni associé dans une SCI, ni dans une indivision dont la précarité n’est plus à démontrer (règle de l’unanimité et sortie d’un indivisaire toujours possible). La société en participation ou la société de fait apparaît comme le cadre idéal puisqu’elle règle l’organisation des associés sur un modèle sociétaire, statuts à la clé. L’histoire ne dit pas si le tiers s’est finalement joint au projet, mais en tout cas le dossier de financement a été monté ainsi. Comment réagira la Comité de l’abus de droit fiscal en présence d’échange de courriers montrant que l’intention des parties étaient bien de s’associer, que l’intervention du tiers était financièrement souhaitable et que c’est sur l’insistance de celui-ci que la société de fait à l’IS a été créée ? Verra-t-il uniquement un objectif fiscal ou un objectif financier ? Dans ce dernier cas, il sera bien obligé de donner tort à l’administration.
- Pour les contribuables qui ne souhaitent prendre aucun risque, rappelons qu’il existe une procédure, codifiée à l’article L 64 B du LPF, permettant d’interroger l’administration sur la validité du montage envisagé, les projets d’actes devant être généralement fournis. Si l’administration donne son accord ou ne répond pas dans un délai de six mois, elle ne peut plus alors mettre en œuvre la procédure de répression des abus de droit.
Richard Gaudet